✗✗✗ En ce jour, la grande femme qu'était Augustine se trouvait dans un état radicalement différent de celui que la communauté de l'Hydre lui connaissait si bien. Elle qui se montrait bien souvent enthousiaste souriante et entreprenante pour aider sa petite et précieuse tribu, avait choisi de ne pas se présenter à la station ou même en extérieur depuis le début de la matinée, retranchée dans cette maisonnette où elle avait entreposé bien des souvenirs et tout un tas de matériel médical. Oh, à vrai dire, il n'était guère à son habitude de se montrer inactive ou de demeurer loin de cette nature de l’île qu'elle aimait tant et tant, mais... Non, aujourd'hui, elle ne désirait pas afficher aux yeux des autres, ce faciès bien plus maussade qu'à l'ordinaire qui l'occupait depuis une nuit agitée au creux de son lit vide. Ses cauchemars, l'avaient reprise sans crier gare. D'affreuses terreurs nocturnes incontrôlables qui n'avaient désormais de cesse de revenir la hanter, régulièrement, tandis que son esprit tentait d'entrer en déni en repoussant les images d'horreur qui s'étaient affichés sous ses yeux quelques années auparavant. L'arrivée de cet avion, tranchant le ciel si bleu et se décomposant dans l'atmosphère. Son rugissement témoignant de cette menace grandissante, ce grondement sourd et ces tremblements qui avaient eu raison de la terre qui l’accueillerait malgré elle. Non, elle ne s'en était jamais remise. Non, elle ne s'en remettrait certainement jamais. D'autant que, depuis ce temps là, ce temps qu'elle appelait pour elle-même « L'Origine du fléau » la Serka ne parvenait plus à entendre les chants de son territoire, ces derniers se trouvant étouffés par la présence de tant d'intrus, tant d'étrangers qui n'avaient pas leur place sous le soleil qui l'avait vue naître.

Ravalant un sanglot de rage alors qu'elle avait pourtant bel et bien tenté de se changer les idées en relisant l'un des vieux manuels qu'elle avait trouvé par hasard dans une remise de la station de l'Hydre, c'est en balançant l'ouvrage sur la table de son petit salon qu'Augustine se laissa tomber sur sa chaise, prenant sa tête dans ses mains une fraction de secondes tout en poussant un long soupir. Elle devait se calmer. Impérativement. Mais ces derniers temps, elle avait l'impression, que bien d'autres malheurs se mouvaient en silence, étendant leurs viles vices au-delà des terres, glissant entre les arbres et menaçant les mers de leur si beau foyer. Bien sûr, elle n'en était pas inconsciente : Quelque chose se tramait, et elle n'était pas la dernière à préparer un éventuel affront, aux côtés des autres Originels de son précieux territoire. Mais... Cela lui semblait, bien plus compliqué encore qu'une simple lutte de pouvoir. Les humains qui avaient survécu ce jour là, lors du premier crash puis des suivants, étaient un tel fardeau pour son cœur qu'il lui semblait manquer de souffle, tandis que même les amitiés pour lesquelles elle souriait toujours avec entrain ne parvenaient pas à apaiser ses troubles, qu'elle dissimulait souvent sous ses nombreuses entreprises et tout autant d'activités pour s'occuper et cacher ce qui la préoccupait pourtant.

Ces derniers temps, elle semblait plus fatiguée qu'à l'ordinaire, et pour cause, elle ne dormait donc plus guère, du moins pas assez pour aborder ses journées avec autant d'énergie qu'autrefois. Les hurlements des rescapés par-delà les cages de l'Hydre ne berçaient pas ses soirs, et même ses patients ne parvenaient pas réellement non plus à lui changer les idées. Prisonnière d'elle-même. Prisonnière de son obsession pour l'Île, elle ne voyait plus rien d'autre. Et cela la consumait, petit à petit, tel un feu intarissable et difficile à contrôler.

Aujourd'hui pourtant, elle avait dit à Evan – à qui elle avait fini par offrir un semblant de confiance et une douce affection malgré tout ce qui les séparait – qu'ils iraient tous deux porter du matériel des habitations jusqu'à la station de l'Hydre, mais... Loin d'elle l'envie de montrer que quoi que ce soit la troublait, elle ne gagna pas le point de rendez-vous à l'heure, elle qui était pourtant si ponctuelle d'ordinaire. En lieu et place... Oui, elle était restée chez elle. Là, simplement, sans parvenir à se concentrer ni même à remettre ses idées en place. Une escapade en solitaire sur l'Ile Principale, en un état pareil, aurait été proche du suicide, ou bien de l'extrême inverse, alors qu'elle se savait capable de tuer le premier homme étranger venu, tant elle tremblait de cette impulsion empoisonnée. Alors... Elle était coincée ici, hein ? Comme une lionne enfermée dans ses propres songes, sous ces barreaux invisibles.

Toi qui te sentais si bien, autrefois...
Si libre, si légère...
Pourquoi a t-il fallu
Qu'ils viennent détruire
Tout ce que tu as toujours adoré ?

Poussant cette fois un râle de colère rugissante, c'est en envoyant valser l'une de ses rares tasses encore intactes se briser au sol qu'Augustine se plia en deux, secouant sa tête entre ses mains alors que la hantise de ces intrus frappait la moindre de ses pensées de cette oppression incommensurable, si violente. Malheureusement, c'est en ne parvenant guère à se contrôler davantage qu'elle commença à s'enfoncer ses ongles dans ses bras, puis son dos, griffant sa peau en cette douloureuse mutilation qui avait néanmoins le mérite de la faire se sentit vivante et raviver la flamme de cette maudite survie dans son cœur. Il fallait que les Originaires les chassent. Tous. Tous, où elle ne parviendrait plus à cacher ses élans destructeurs à cette communauté à laquelle elle souriait tant, enjouée et irréprochable. Tous, ou elle finirait par devenir folle.

« Pourquoi nous faire une chose pareille... »

Elle ne parlait à personne, ou peut-être, à tout le monde à la fois. A l'Ile avant tout, ou bien à elle-même, qui savait donc. Mais alors qu'elle se relevait dans le but de ramasser les débris de céramique qui avaient éclaté à terre avec son reste de thé fabriqué avec des plantes de l'Hydre, c'est en sentant ses genoux – dont son abîmé – céder aux tremblements sous son poids qu'elle s'effondra dans un souffle court et trouble, étouffant un sanglot étranglé tout en dégageant ses cheveux blonds de son visage en une main maladroite, elle qui était d'ordinaire si stable et assurée.

C'en était à présent plus que certain,
Le rendez-vous avec Evan,
Avait été oublié,
Et il y avait fort à parier,
Pour qu'elle ignorasse ses chairs rougies de plaies,
En maints surlendemains~

Laissez-moi,
Je ne serai jamais prête,
A leur céder ce qui me revient de droit~
✧

✗✗✗ Perdue dans ses sombres et noires élucubrations bercées du cadavre de ses cauchemars nocturnes, la Médecin ne voyait presque plus son environnement, retranchée dans ses propres songes, si loin du monde où s'était écroulé son corps sensiblement tremblant. Dans son cœur, dans son sang, dans son esprit résonnaient inlassablement les mots intrus, étrangers. Intrus. Intrus. Intrus. La douleur de ses griffures nerveuses lui semblant alors bien lointaines alors que son esprit s'embrumait peu à peu sous quelques sanglots sans larmes, Augustine n'avait pas remarqué, non, imprudente dans un tel instant, l'intrusion d'un être humain au sein même de sa demeure. Non, elle n'avait pas entendu le bruit de la porte, ni même ceux des pas de l'homme, qui s'était alors avancé en sa direction – non sans vérifier que Madame était bien seule. Et seule, elle l'était bel et bien, emportée par ses propres pensées, prisonnière d'une cage sans barreaux.

Augustine !

Lorsqu'elle entendit son nom, Augustine avait relevé la tête dans un mouvement brusque, presque en un sursaut soudain, un souffle court se bloquant au creux de sa gorge, mêlant sa précédente angoisse à un étonnement légitime et troublé. Evan. Co... Comment était-il entré ? Avait-elle seulement oublié de verrouiller la porte principale de sa maisonnette ? Évidemment. Trop absorbée par ses propres songes, la Serka avait complètement mis de côté sa pudeur, et en avait manqué la fermeture du verrou. Quelle idiote. A présent, non seulement le jeune homme savait qu'elle était là, mais en plus, il la voyait dans un état pitoyable, n'est-ce pas ? D'autant que d'ordinaire, la Serka était notamment reconnue pour sa prudence, sa sagesse et ses réflexes. Aujourd'hui, tout semblait s'être évanoui, si ce n'était ce morceau de céramique qu'elle avait empoigné dans l'une de ses mains pour se défendre, avant qu'elle ne remarque réellement de qui il s'agissait, l'ancien rescapé s'agenouillant rapidement auprès d'elle comme pour la ramener à la raison, après un bruit de métal dont elle n'était guère parvenue à déterminer la source.

Je suis là maintenant,
Je suis là.

Fermant les yeux quelques secondes dans un soupir encore sensiblement tremblant de cette perte de contrôle qui l'avait submergée, c'est en sentant l'étreinte d'Evan que la grande blonde tenta bel et bien de se calmer. Elle ne pouvait pas se montrer ainsi, n'est-ce pas ? Le jeune homme, à l'instar des Originaires, la voyait d'habitude comme la femme forte et impliquée qu'elle était d'ordinaire, alors... Elle n'avait pas, non, à laisser entrevoir les faiblesses qu'elle gardait généralement pour elle, n'explosant que lorsqu'elle était seule. Oh, bien sûr, les Hydriens connaissaient bien sa nature humaine, évidemment, et n'importe qui en ce monde pouvait bien comprendre, que la force morale, mentale, était toujours accompagnée de quelques instants de dépression au sens propre du terme. Dépression, sans la notion d'exutoire, afin de relâcher toutes les tensions du corps et de l'esprit. Mais... Malgré tout, bien qu'étant consciente qu'il était parfois normal de se laisser dépasser par l'émotion, Augustine en venait à se détester, dans des moments pareils. Et notamment, lorsqu'elle avait un public. Un public comme Evan notamment, qu'elle était censée protéger apaiser et conseiller – non l'inverse.

Les muscles de sa main se décontractant quelque peu tandis qu'elle tentait de s'apaiser contre lui, c'est dans un clinquement clair que le morceau de tasse retomba au sol de ses doigts déliés, rejoignant les autres fragments en laissant derrière lui une légère coupure contre la paume de Madame, qui l'avait certainement serré avec trop de force sous le coup d'une paranoïa passagère. Peu importait. Ce qui était le plus urgent, en cet instant, n'était autre que le contrôle de soi, alors qu'elle devait bien se résoudre à dépasser ses déraisonnables crises, afin de se montrer sous son meilleur jour.

C'était pas gagné.

Consentant enfin à relever la tête et ses yeux clairs en direction d'Evan dont l'étreinte avait malgré tout permis à Augustine de rassembler ses pensées, c'est en se défaisant très légèrement – et sans réelle force – de l'encerclement de ses bras qu'elle laissa entendre, d'une voix naturellement basse – sans doutes plus encore qu'à l'ordinaire, finalement :

« Evan... »

Se redressant légèrement, c'est après avoir laissé son regard glisser contre les honteux débris de sa tasse qu'elle le replanta bien vite dans celui du jeune homme, et, une expression navrée filant contre son visage clair, c'est après avoir passé une main légèrement tremblante contre son propre front pour le dégager de quelques unes de ses mèches blondes, c'est après un court instant qu'elle poursuivit :

« Ne t'inquiètes pas, tout va bien, je... J'étais seulement... »

Là, un souffle de rire la dépassa tandis qu'elle baissait les yeux, presque d'auto-dérision. Elle était ridicule, n'est-ce pas ? Rien, ne pouvait justifier la position dans laquelle le jeune homme l'avait trouvée, et elle n'était pas sans le savoir, au fond. Néanmoins, c'est après avoir relevé ses prunelles légèrement brillantes dans les siennes qu'elle ajouta, visiblement dépassée par quelque chose qui ne pouvait pas réellement s'expliquer et qu'elle tentait bien de rejeter :

« Peu importe~
Qu'est-ce que tu fais là ? Je pensais que tu serais... Je ne sais pas, peut-être à la Station ? »

Non, Augustine n'assumait pas réellement, le fait qu'il soit donc le spectateur de son état. Pourtant, sa voix avait été calme, presque enthousiaste, dissimulant ses troubles. Mais... Ce qu'elle venait de dire, n'entrait-il pas en parfaite contradiction avec leurs planifications de la journée ? Comme si elle avait oublié, dans son état second, qu'ils s'étaient donnés rendez-vous au centre du village de l'Hydre pour aider la communauté – tels qu'ils le faisaient bien souvent. En vérité, elle avait presque tenté de changer de sujet, non sans se perdre quelque peu au passage. Mais tandis qu'elle réprimait un léger sourire nerveux, sa première pensée fut de nettoyer tout ce bazar. Malheureusement, c'est alors qu'elle tentait de se relever qu'elle n'en trouva pas réellement la force, son initiative se trouvant contrée par son propre corps qui la cloua à terre sans autre forme de procès.

Je suis navrée,
Que tu aies dû assister,
A une vision aussi pitoyable.
Pourquoi es-tu venu ici,
Evan,
Aurais-tu quelque chose à me demander ?

Tu sais que comme d'habitude,
Et malgré mon état,
Je serais prête à t'aider,
A t'écouter~
✧